L'homme en noir et le Dragon [PV Keithan][Terminé]

Le soleil brillait haut dans le ciel bleu, d'une lumière aveuglante qui blessait les rétines tant la journée était belle. Se couvrant le haut du visage de son avant-bras, Asen leva ses yeux gris vers les oiseaux qui passaient au-dessus de lui, ses narines frémissantes sous les odeurs qui venaient presque agresser ses sens. La sensation du vent dans ses cheveux, la chaleur des rayons solaires sur sa peau trop pâle pour un démon, mais presque convenable pour un homme, le bruissement des feuilles de l'arbre à quelques pas de lui, tout cela était nouveau et source d'étonnement, l'intriguant déjà alors qu'il n'était là que depuis quelques dizaines de secondes. Le portail s'était refermé derrière lui alors qu'on l'encourageait à ne pas se laisser berner par ce monde. Il comprenait d'autant mieux l'avertissement à présent qu'il gouttait à une sensation toute aussi nouvelle que ce territoire s'étendant devant lui : la quiétude. Ce calme, cette impression de paix alentours, lui qui n'était que combat et devoir, ambition et lutte permanente, voilà bien un monde étrange peuplé d'habitants plus singuliers encore, à ce qu'on lui avait dit. Une part de lui avait hâte de découvrir toutes ces choses, de parfaire ses connaissances et de devenir aussi doué dans ce domaine que dans tous ceux qu'il avait expérimenté jusque-là. Mais l'autre part de lui-même, la plus importante et la plus fiable, lui indiquait déjà quelle rue emprunter pour se rendre au quartier général du Dragon. La première chose à faire était d'aller présenter ses respects au Roi, ensuite il aviserait des missions qui lui seraient confiées, ou ne le seraient pas, mais quoi qu'il arrive le démon était sûr d'une chose : ils gagneront cette guerre et les anges s'inclineront face au Dragon.

Ainsi arriva l'homme en noir dans la ville de Damned Town.

L'endroit était vaste en apparence, mais avait l'allure d'une petite bourgade telle qu'on avait pu la lui décrire. Les directions étaient convenablement indiquées, de telle sorte que l'on ne pouvait s'y perdre et même, en vérité, il y avait de toute façon dans ces lieux une force à l’œuvre qui semblait ne pas le permettre, bien que le démon ne soit pas capable de l'identifier clairement. Tout ce qu'il su à cet instant, c'était que le palais démoniaque se trouvait dans cette direction, à sa gauche, et non pas à sa droite, sans qu'il ne puisse l'expliquer. A moins qu'il ne s'agisse de son instinct et des énergies qui émanaient du palais ? Nul n'aurait pu le dire et certainement pas lui, aussi se basant sur ce qu'il pensait être son instinct, emprunta-t-il la rue sur sa gauche, avançant d'un bon pas tout en jetant un regard intrigué autour de lui. Les maisons proprettes, le calme ambiant... Il aperçu quelques personnes sur le trottoir opposé mais ne s'attarda pas à les observer plus que nécessaire, gagnant rapidement le quartier des Démons qu'il identifia immédiatement grâce à l'aura étrange et sombre qui semblait entourer l'endroit. Sur ses gardes au cas où il croiserait la route d'un ennemi de sa connaissance, le Dendrobate accéléra sa marche et poursuivi son chemin jusqu'à apercevoir les hauteurs du bâtiment principal, le fameux palais du Dragon, situé au centre du quartier.

- ...

Asen s'arrêta à quelques pas de l'entrée, l'observant attentivement ainsi que la bâtisse, guettant d'éventuelles silhouettes inquisitrices aux fenêtres. Il émanait de l'endroit une présence vaguement familière qui lui rappelait sa prestation de serment, lors de son entrée dans la Griffe, et son instinct de démon lui souffla que le Dragon était sans doute chez lui. En même temps, n'avait-il pas demandé à ce que le militaire se présente expressément ce jour précis ? Il devait forcément l'attendre, plus ou moins avec patience et, l'homme en noir l'espérait, avec une mission toute prête à lui confier. Portant la main à son manteau sombre, il en tira la lettre écrite de la main même de son Roi, relisant le passage lui indiquant l'emplacement de son bureau, avant de s'avancer vers l'imposante porte. Asen toqua avec force par trois fois, puis l'ouvrit sans hésiter, pénétrant dans le bâtiment en prenant une solide inspiration. Ses yeux gris balayèrent le grand hall dont la décoration luxueuse était digne d'un Roi, puis s'engagea dans l'escalier tout aussi démesuré que tout ce qui l'entourait, gagnant l'étage où se trouvait le bureau recherché. La présence du Dragon se faisait plus présente, sans doute pour un ennemi aurait-elle même été des plus oppressantes mais, en ce qui concernait le Dendrobate, c'était comme s'approcher de son objectif, se trouver exactement là où était sa place, et nulle part ailleurs. Ainsi le Démon marqua-t-il l'arrêt face à la porte de la pièce qui lui avait été indiquée, ne s'étonnant même pas de ne pas avoir croisé de serviteur sur son chemin. Il était attendu, à n'en point douter. Frappant trois brefs coups, l'homme en noir entendit une voix grave lui intimer d'entrer, ce qu'il fit sans perdre une seconde, refermant la porte derrière lui et faisant quelques pas avant de se mettre au garde à vous une fois arrivé à mi-chemin. Installé dans un fauteuil qu'on devinait d'un confort relatif, le Dragon posa son regard sur le militaire qui sentit un frisson courir le long de sa colonne vertébrale. Il était là, en face de lui, et sa présence était toute aussi écrasante et impressionnante que lorsqu'il l'avait vu lors de sa prestation de serment.

- Asseyez-vous, M. Raum.

Impassible en apparence, Asen eut un hochement sec de la tête, comme n'importe quel Dendrobate à sa place, finissant de s'approcher pour s'asseoir sur l'un des fauteuils faisant face au bureau du Roi. Droit comme un "i", les mains posées à plat sur ses jambes et l'expression de son visage indéchiffrable, son regard gris scrutait le moindre élément se trouvant dans son champ de vision et, plus particulièrement, détaillait le Dragon avec une intensité qu'il ne cherchait nullement à dissimuler. Rares étaient ceux qui pouvaient l'approcher si près en-dehors des généraux ou hors d'un cadre protocolaire restreint. N'importe quel démon dévoué à la cause de son Roi et l'admirant un tant soit peu ne pouvait qu'apprécier cet instant à sa juste valeur. Le silence s'installa ainsi, entre le calme parfaitement maîtrisé d'Asen et avant que le Dragon ne prenne la parole.

Les documents sont nombreux sur le bureau entre eux, pourtant dès les premières secondes Asen a remarqué qu'au milieu des rapports, un dossier militaire se trouve à portée de main du Roi. Le sien, sans le moindre doute, mais il n'y a pas là de quoi s'alarmer, il est tout naturel que le Dragon ait pris le temps de le lire afin de mesurer le soldat qui ose ainsi se présenter à lui. Le silence s'installe, rapidement rompu par l'arrivée du serviteur qu'il scrute avec attention -presque méfiance ?- tandis que celui-ci s'approche si près. Il ne connaît pas, pas encore tout du moins, et quiconque franchissant son périmètre est un potentiel ennemi, de même que tout geste effectué en-dessous d'une certaine distance peut potentiellement l'atteindre et, à choisir entre observer son Roi et détailler le serviteur inconnu, la décision est prise sans même une seconde de réflexion. Ainsi le regard gris scruta-t-il l'homme pourtant dévoué qui lui proposa de se servir lui-même, recevant en réponse un sommaire remerciement accompagné d'un bref signe de la tête. Le silence n'eut pas le temps de reprendre ses droits alors qu'une formule de politesse, un accueil formel qui pourrait s'apparenter à un "bienvenu au front" de la part d'un supérieur hiérarchique lui fut adressé par le Dragon. Le Démon hoche sobrement la tête, il n'est pas du genre bavard, mais le respect est de mise, tout comme les bonnes manières.

- Je vous remercie.

Il ne le tutoie pas, ce n'est pas instinctif pour le Dendrobate habitué à respecter les grades lors de ses échanges au quotidien, que cela soit à la caserne ou sur le champ de bataille. Le Roi boit une gorgée tandis que le Lieutenant demeure toujours immobile sur son assise, l'écoutant évoquer son parcours en contenant l'ombre de sourire qui tente de percer sur ses traits. La fierté gonfle son cœur de soldat, mais également celui de Démon, car il n'est pas plus belle reconnaissance que celle du plus haut gradé qui existe à vos yeux. Intérieurement Asen s'étonne encore que des combattants expérimentés n'aient toujours pas rejoints le Dragon pour le soutenir dans son combat, cependant il s'abstient de tout commentaire inutile et laisse le Roi finir de parler, prenant une discrète mais profonde inspiration lorsqu'il lui demande de prendre la parole à son tour. On y est, voici le moment fatidique qui déterminera si oui ou non on le renvoi dans ses pénates ou bien si on l'autorise à combattre sur le champ de bataille qu'est Damned Town.

- Vous connaissez mon nom et mon grade, mon Seigneur, et je suis certain que tout ce qui me définit en tant que soldat de votre armée se trouve dans le dossier que vous avez devant vous.

Il désigna d'un léger signe du menton le dossier en question, y allant au culot tout comme il l'avait fait avec le Commandant, à ceci près que l'erreur était encore moins permise avec celui qui lui faisait face en cet instant. Ne disait-on pas que quiconque le décevait était aspiré dans des ombres qui le déchiquetait sur place ? Assurément, un sort bien peu enviable.

- J'ignore le détail des éléments dont vous disposez et ceux que vous désirez connaître, je n'ai rien à vous cacher et je répondrais à toutes vos questions sans faute.

Droit dans ses bottes, comme dirait l'expression, le regard franc et clair porté vers le visage du Dragon qu'il ose fixer sans détour, bien qu'avec respect malgré tout. Il n'a rien à cacher, si ce n'est sa curiosité insatiable vis-à-vis de toutes choses, mais qui ne sert au final qu'un seul et unique objectif : acquérir plus de pouvoir et servir son Roi. Tout le reste n'est qu'accessoire.

- Concernant cet endroit, je n'ai pu rassembler que des bribes d'informations jusqu'à présent, le secret semble relativement bien gardé et la seule chose qui en ressort, c'est que vous menez ici un combat pour l'équilibre des pouvoirs entre le Paradis et les Enfers. Je reconnais ignorer comment cela se passe exactement, mais même si je vous crois capable de faire face, je sais aussi que plus nombreux nous seront, plus nous aurons de chance de vaincre.

Asen avait parlé avec davantage de vibration dans la voix, de cette tonalité qu'on ceux qui sont persuadés qu'il faut agir et non demeurer simple spectateur, de ceux qui refusent de rester engoncés dans ses certitudes tandis que d'autres bravent l'inconnu. Le monde des Enfers est vaste, mais les autres mondes et bien d'autres lieux encore, comme cette ville, méritent qu'on s'attèle à les découvrir et à les conquérir. C'est ainsi que le Dendrobate cessa de parler, laissant le silence tenter vainement de s'installer alors que déjà son Roi reprenait la parole. La conversation s'engageait à présent, et la présence du serpent ne suffisait pas à distraire suffisamment le soldat pour que son regard ne revienne sans cesse au Dragon.

En dire peu, en entendre et en voir beaucoup, tel est le meilleur des enseignements que l'on puisse appliquer lorsque l'on veut se hisser au plus haut possible tout en demeurant exempt de la moindre tâche. Asen a toujours appliqué ce précepte, quoiqu'il n'ai jamais pu faire totalement taire son tempérament enflammé et sa soif de curiosité, les enfouissant sous une épaisse couche de glace, lisse et sans prise, pour que nul ne puisse l'atteindre. Face à son Roi, pourtant, le Démon sent son énergie vibrer et pulser dans ses veines, parcourant son corps avec l'envie de briser ce carcan imposé par plus d'un siècle de discipline. Alors il se raccroche au regard du Dragon, aux prunelles brillantes d'une lueur que nombreux qualifieraient d'inquiétantes, mais qui rappellent au Dendrobate son propre regard que lui renvoie parfois le miroir, lorsque son esprit s'agite sous la surface. Le Lieutenant a osé reconnaître qu'il ignorait presque tout de cette ville, il joue franc jeu en se basant sur ses déductions vis-à-vis des descriptions qu'on lui a faite des différentes réactions de son suzerain selon les situations données. Et quand au lieu d'encaisser une attaque ou une menace, il obtient des informations sur la ville, il sait qu'il ne s'est pas trompé. Pour cette fois.

- Damned Town est un avant poste à conquérir quel qu’en soit le prix. Mais les règles qui régissent la ville sont différentes des lois infernales. Ici, on ne peut pas tuer. Ce n’est pas tout. Dans cette ville, démons, anges, déchus et humains cohabitent. Il faut donc veiller à ne pas révéler sa vraie nature.

Asen plissa brièvement les yeux à la mention de l'impossibilité de tuer. Par les Enfers, voilà bien un élément qui compliquait grandement les choses, en plus de cette cohabitation entre toutes les créatures divines, déchues et mortelles. Dissimuler sa vraie nature, de surcroît, signifiait donc pour le Démon qu'il venait de mettre les pieds sur un immense échiquier où se jouait une partie qui déterminerait bien des choses. Conquérir un avant-poste de cette envergure ferait basculer l'équilibre des pouvoirs en faveur du vainqueur et lui assurerait une puissance non négligeable dans cette guerre sans fin.

- Très beau parcours. C’est assez rare de voir des soldats comme toi venir de leur plein gré dans cette ville.

Le Dendrobate tiqua mentalement, notant que si cette phrase revenait de nouveau, c'est que son Roi attendait qu'il lui réponde concrètement et non qu'il se contente d'un simple signe de tête. Puisque la franchise semblait acceptée, il pouvait lui livrer le fond de sa pensée en guise de réponse.

- Je m'étonnes surtout que si peu se soient portés volontaires comme je l'ai fait, même si je comprends mieux à présent pourquoi. Un soldat a son utilité sur un champ de bataille et nombreux sont ceux qui s'y complaisent, mais un démon digne de ce nom ne doit pas seulement savoir manier une épée, il doit aussi dominer l'ennemi par son esprit et sa ruse. J'ai prouvé ce que je valais sur les champs de bataille des Enfers, mais je ne pouvais me résoudre à rester là-bas tandis que vous luttez ici.

Et il éprouvait même une certaine rancune envers ceux qui ne voyaient pas l'intérêt de venir combattre sur ce terrain, aussi différent soit-il. Pire, comment pouvait-on accepter de laisser son Roi presque seul face aux ennemis de toujours ? Bien sûr les choses étaient encore fraîches pour beaucoup, et certains finiront certainement par vouloir suivre le Dragon dans son combat, mais le temps était un luxe que nul ne pouvait se permettre quand il s'agissait de faire la guerre, surtout aux anges. Et tandis que de telles pensées brûlaient dans l'esprit d'Asen, celui-ci demeurait d'une immobilité disciplinée qui, d'une certaine façon, trahissait ce bouillonnement intérieur qui faisait luire son regard gris d'un féroce éclat. L'envie d'en découdre, notamment, picotait le bout de ses doigts et lui rappelait la sensation grisante du pommeau de son épée au creux de sa main.

-  En tant que soldat, tu dois te tenir prêt. Évincer et menacer les anges, surveiller les déchus, corrompre les humains. Afin d’être efficace le grand Jour. Ne crois pas que cette ville est un lieu de vacances, elle recèle de mystères et de dangers qui dépassent l’imagination. Des questions ?

Le Lieutenant hocha fermement la tête lorsqu'on lui dit qu'il devait se tenir prêt. Il pensait l'être, bien qu'il gardait à l'esprit qu'il allait lui falloir faire preuve de la plus grande des subtilités. Dès qu'il franchirait les portes de ce bureau, le masque qui sera apposé sur ses traits servira la cause pour laquelle il combattra jusqu'au bout. Peu importeront les apparences, peu importeront les faux-semblants, le Démon ira jusqu'au bout et nul ne pourra alors plus le détourner de son objectif, hormis le Roi lui-même. Quant à savoir s'il avait des questions...

- Oui.

Asen prit une profonde inspiration, la sensation de froid glacial le saisissant des pieds à la tête, lui faisant alors porter sur Dragon un regard déterminé et implacable.

- Hormis l'interdiction de tuer, et j'imagine de blesser physiquement, tous les coups sont-ils permis ?

L'ombre d'une esquisse de sourire laissa à penser que le coin de ses lèvres allait s'étirer, pourtant il n'en fut rien, pas tant qu'il n'aurait pas réponse à cette question pour le moins singulière.

- Lorsque je franchirais les portes de votre bureau, mon Seigneur, je deviendrais alors un agent en activité à part entière. Tout ce que je ferais, tout ce que je dirais, ne sera que dans l'unique but de vous permettre de gagner du terrain, d'écarter nos ennemis et de convertir ceux qui peuvent l'être, d'une façon ou d'une autre. Mais pour pouvoir agir de la sorte et afin que vous ne doutiez pas de ma loyauté, il me faut votre accord préalable. Si vous désirez que je ne commette pas certains actes, et sans vouloir vous offenser, j'ai besoin de le savoir dès maintenant afin de ne pas commettre d'impair ni vous déplaire.

Il était fait mention, dans certains rapports, des infiltrations qu'il avait faite dans des places fortes ennemies. Tous les moyens étaient alors bons et Asen n'avait pas hésité à les employer. Cela allait de la séduction à la démonstration de force, en passant par des relations en apparence sincères avec des ennemis persuadés de l'amitié du démon. Le Dendrobate avait ainsi pu affaiblir des cibles prédéfinies à l'avance, permettant l'infiltration d'autres membres de son unité puis, au moment T, la chute d'une partie voir de toutes les défenses ennemies, laissant le soin au gros des troupes de marcher sur les places fortes et les prendre en limitant le nombre de morts et donc, par extension, augmentant ainsi le nombre de nouvelles recrues venant grossir leurs rangs. Bien sûr le Lieutenant n'était pas le seul dans son genre et certains, plus expérimentés, plus âgés aussi, pouvaient faire un meilleur travail, mais ses supérieurs s'accordaient à dire qu'il était aussi doué avec une épée qu'en techniques d'infiltrations. Autant dire qu'en demandant ainsi à son Roi l'autorisation d'agir librement, et en étant prêt à recevoir le cadrage de ses activités, il préparait déjà mentalement le début de cette mission.

Peu voir pas de violence physique, discrétion, espions et observateurs indiscrets, autant d'éléments essentiels qui se gravaient dans l'esprit d'Asen qui écoutait avec la plus grande des attentions les réponses de son Roi. Les rapports seraient assurément réguliers, notamment si de nouveaux éléments devaient survenir au cours de la mission, et bien qu'il ait été évident pour le Lieutenant qu'il ne devrait recevoir d'ordre que du Dragon, le rappel et l'insistance de ce point reçurent en réponse un grave acquiescement de la tête. Si quiconque tentait de transmettre un ordre à la place de son supérieur hiérarchique, le Dendrobate saurait alors que c'est un ennemi qui se trouve en face de lui. De quoi lui donner un coup d'avance sur d'éventuelles tentatives de manipulation hasardeuse.

- Je ne les laisseraient pas me berner.

Et il pouvait compter sur sa colère et sa rage pour alimenter cette force d'esprit, ce côté implacable et immuable qui allait si bien avec son statut de soldat. Il n'était pas ici question de dévotion aveugle, mais de choix calculé et réfléchi, fut-il teinté d'admiration, et c'était là ce qui différenciaient les esclaves des démons libres. D'aucun dirait que c'était aussi ce qui pourrait le perdre, mais la loyauté était certainement l'une des meilleurs qualités qui soient aux Enfers, la seule qui soit commune à tous les mondes et à toutes les races. Tendant la main au-dessus du bureau, non sans garder à l’œil le serpent qui s'était enroulé autour, Asen récupéra le papier comportant l'adresse exacte du Palais ainsi que les noms soulignés qu'il prit le temps de lire et d'enregistrer dans un coin de son esprit, là où il était certain de pouvoir se les remémorer. Il finit par relever son regard gris sur son Roi, et un léger sourire finit par étirer le coin de ses lèvres, un sourire sombre trahissant son amusement tout autant que ses prunelles brillantes trahissaient son envie d'en découdre, fusse autrement que par l'épée.

- Avez-vous une demande particulière pour cette mission ou dois-je disposer ?

L'entretien était encore relativement court à ses yeux, beaucoup trop en vérité pour celui qui entendait parler du Dragon depuis sa naissance, mais le devoir passait avant toute autre considération et le Dendrobate ne pouvait accaparer plus de temps que nécessaire à celui qui devait gérer un royaume entier. Dans l'armée il n'y avait pas de préférences à faire et encore moins de temps à perdre pour exécuter les ordres. Déjà prêt à se lever au moindre signe ou mot de son Roi, le Lieutenant attendait les paroles de celui-ci, bien que l'aura et la présence emplissant le bureau aurait plutôt tendance à lui donner envie de rester encore un peu. C'était un peu comme être avec son Capitaine, quand ils combattaient côte à côte, à ceci près que le pouvoir émanant du Dragon était infiniment plus grand que celui du Capitaine. Incalculable même en vérité.

Asen lui-même ignorait si cette mission serait ou non un succès, s'il serait à la hauteur des attentes de son Roi et s'il permettrait, en partie, de faire pencher la balance de leur côté, mais une chose était sûre : sa détermination ne faiblirait jamais. Jamais signifiait si longtemps, une éternité, mais c'était une chose qui n'avait pas fait reculer le Démon lorsqu'il avait pris conscience de ce que cela impliquait, concrètement. Et il était là, face au Dragon, l'écoutant lui ordonner de lui signaler tout évènement suspect et de lui faire part de ses ressentis. Que l'intuition d'un soldat puisse être considérée comme un élément tout aussi essentiel qu'une pierre formant la base d'un solide édifice n'était pas anodin, et le Dendrobate hocha la tête avec fermeté, une lueur de reconnaissance au fond des yeux.

- Je n'y manquerait pas.

Confirma-t-il avant que le serviteur ne frappe à la porte, pénétrant dans le bureau pour faire son office et déposer en passant une petite étoffe noire en lin qui intrigua le Lieutenant, lequel plissa les yeux en entendant son souverain évoquer ce qui avait tout l'air d'être un présent symbolique. Tendant une main assurée, Asen défit les pans de l'étoffe et se figea en constatant qu'il s'agissait d'une dague finement ouvragée, ressemblant à celles que possédaient les Dendrobates, à ceci près que ce modèle semblait différent. La lame était échancrée et plus courbée que d'ordinaire, le pommeau ciselé et taillé en formes d'écailles possédait des formes plus claires ici et là faisant penser à des tâches... ou à un effet de clarté désiré pour faire ressortir un effet de lumière sur lesdites écailles de métal. L'ensemble était aussi beau que meurtrier, un vrai régal pour les yeux et un présent qui allait droit au cœur du Lieutenant qui releva ses yeux gris sur son Roi.

- C'est un honneur mon Seigneur, je saurais m'en montrer digne.

Il prit délicatement l'arme entre ses mains, la tournant et la retournant comme on le ferait d'un objet précieux, avant de la saisir solidement et de faire quelques brefs mouvements pour en tester l'équilibre. Il la rangea ensuite rapidement à sa ceinture, sous son long manteau noir, se levant alors pour saluer comme il convenait le Dragon, inclinant le haut de son buste avant de se redresser pour le fixer de nouveau, bien en face, comme il l'avait fait depuis le début de cet entrevue.

- Puisses votre règne durer à jamais, Roi Dragon.

Il recula d'un pas, puis pivota comme un parfait militaire, faisant un demi-tour droit pour se diriger vers la porte du bureau d'un pas rapide et mesuré. Il franchit celle-ci et la referma lentement derrière lui, attendant d'arpenter le couloir pour laisser échapper un léger et discret soupir. Ce n'était pas forcément ce à quoi il s'était attendu, mais c'était certainement bien meilleur et bien plus galvanisant qu'un long discours. Asen avait ses ordres et la confiance de son souverain, il se devait maintenant de se mettre en marche et de faire le nécessaire pour que triomphe leur camp.

Ainsi l'homme en noir quitta-t-il le Palais du Dragon, à la poursuite de la victoire.