Comparé à la fréquentation du monde réel, vous n'êtes pas si nombreux. Vos visages, vos voix et vos âges diffèrent,
certains sont marqués par le temps,
d'autres sortent de l'enfance.
Si on vous voyait ici à une heure pareille, vos époux et épouses s'indigneraient,
ou alors vos parents douteraient de vos fréquentations.
Mais ici ils ne sont pas là. Vous êtes seuls, confrontés à vous-mêmes.
Alors vous êtes venus trouver du réconfort, quelle qu'en soit la forme,
individuellement
ou en groupe,
équipés de vos cuirasses scintillantes et de vos épées luisantes,
parés de vestons de ville - même quelques jupes à volants.
Mais en fait, comparé à toutes ces interrogations,
comparé à tout ce que l'on sait de cet endroit,
vous êtes légion.
Vous avez déjà été plusieurs à me demander pourquoi. Pourquoi cette occupation, pourquoi ce métier - pourquoi ce bar, tout simplement. Et chaque fois vous avez essuyé un simple haussement d'épaules pour réponse.
'Et Pourquoi pas ?'
Mais vous avez bien raison: pourquoi, dans un monde où l'alcool préserve de l'ivresse? Certains de ces tabourets se rappellent de vos premières expériences avec la boisson,
beaucoup d'entre elles étaient des déceptions.
Souvent, il vous a d'ailleurs fallu des heures avant d'admettre. Vous avez du essayer, encore
et encore,
avec plusieurs verres pour enfin accepter la réalité.
Si l'on peut parler de réalité.
Dans
Sword Art Online, l'ébriété n'est qu'illusoire, l'alcoolisme ne possède aucune cure outre le sevrage. Les premiers mois, peu d'entre vous l'ont su en poussant les portes de saloon.
Les quelques adolescents regroupés, emportés par la frénésie de l'interdit se sont étonnés de l'absence des effets que les adultes mentionnaient à table pendant les repas de famille.
Les travailleurs accomplis ont grimacé de lassitude, comme si cette sensation s'incarnait en un remède miraculeux à cette condition qui nous enferme.
Quelquefois l'aventure s'est terminée ici, et une fois la transaction effectuée, le bois des portiques a grincé. D'autres fois la soirée s'est poursuivie tard,
très tard,
et les verres vous ont tenu compagnie.
Il n'y a pas plus aujourd'hui de profil type à tirer de vous alors que les jours s'écoulent dans cette virtualité réelle depuis plus d'un an.
Vous êtes des artisans
ou des combattants,
vous venez ici pour célébrer vos victoires,
noyer vos défaites,
congratuler vos héros
et pleurer vos défunts.
Il arrive souvent que vous vous mettiez à parler, à vos compères
où à ces gens rassemblés entre ces murs et que vous ne reverrez jamais.
Au moins sous ce toit vous êtes tous des joueurs,
pas des habitants du système à figure humaine qui déambulent de l'autre côté des vitres.
Vos discussions sont fluides - crédibles, sans codes,
qu'elles soient paisibles
ou animées.
Et si vous demandez encore 'pourquoi', peut-être aurez-vous, en fait, déjà remarqué que les choses ne sont pas aussi simples qu'on vous les a décrites,
ou que vous les avez constatées sans recul.
C'est vrai, les verres que vous prenez ici, aussi forts soient-ils, sont imperméables à tout effet indésirable: c'est là toute la beauté de la nuance.
Car si ce jeu vous emprisonne, si vous ne pouvez en sortir, il ne peut pas vous contrôler.
L'ivresse, elle, existe.
Là,
quelque part,
dans vos têtes.
Si vous la souhaitez, elle viendra.
Si vous la redoutez, elle viendra aussi.
C'est en l'ignorant qu'elle reste cloîtrée.
Les plus fins ou les plus torturés d'entre vous, eux, restent assis au comptoir, à regarder un verre plein
ou un verre vide...
... Et à hésiter.
- Alors?- ...
Ce n'est pas la première fois qu'on te voit ici. A vrai dire, c'est déjà le cinquième ou le sixième soir que tu viens t'imprégner de l'ambiance sans la perturber. Tu as été tenté d'interagir, puis tu t'es ravisé même quand on est venu t'accoster. Tu as écouté, et tu as cessé de prêter attention.
Chaque fois
- pas une seule n'échappe à la règle -
tu as commandé au moins trois verres.
Et chaque fois,
tu as vidé au moins l'un d'entre eux.
Si on est tout à fait honnête, malgré le panel de diversité, ici, tu dénotes. Que tu portes ce long manteau nocturne ou non, on commence à te connaître.
Ca te déplaît
et c'est pour ça que tu restes seul dans ce bar.
Ton regard sombre jauge le pseudo-rhum que tu soulèves, tu en inclines le cristal pour jouer avec l'ambre irisée, puis tu l'avales d'une traite
ou tu le reposes.
Certains t'ont vu faire,
ils se sont moqués - et on peut le comprendre.
Après tout... Pourquoi ne pas se laisser tenter? Aucun des deux scenarii ne te causerait de tort.
Peut-être que ce château enterrera tout le monde, et tes actes seront oubliés.
Peut-être qu'on en sortira, et ce ne sont pas les tribulations d'un adolescent dans une taverne dont on se rappellera.
Tu n'as pas pu oublier, toi, qu'en ville on ne peut pas être tué par les autres joueurs.
Tu ne pourrais pas tuer, toi non plus, malgré la colère et la tristesse que tu sembles museler et qui pourrait s'exprimer
un jour.
Est-ce donc ce qui te fait peur?
La première étape
la plus difficile
a pourtant déjà été franchie.
Le jour-même où tu as passé ces portes pour t'installer à ce même tabouret.
Pour toi il n'est même pas question de te demander
si tu dois boire
ou ne pas boire,
mais si tu dois devenir ivre ou rester sobre.
Ils ont été quelques-uns à essayer de te convaincre. Tu t'es fait offrir des verres, on a trinqué à ton honneur, on a vanté tes exploits malgré ton embarras évident de garçonnet taciturne. On a tenté de te séduire, de te faire sombrer et submerger par l'euphorie. Ce n'était pas une mauvaise intention, on voulait que tu te laisses aller.
Tu as toujours résisté.
Puis enfin, ce soir,
un changement.
Tu restes encore seul,
toujours drapé de cette noirceur que tu t'infliges même en l'absence de ton manteau signature.
Tes yeux courent toujours en direction des groupes
puis des individus isolés.
Tes doigts pianotent à nouveau sur le bois.
Mais
cette fois
ton regard se trouble et devient indéchiffrable.
Tes lèvres dessinent une mimique indescriptible.
Tu te lèves.
Tout est trop ambigu dans ton attitude.
On ne sait pas si,
oui on non,
tu as cédé.
- Alors?- ... Pas aujourd'hui.
Un sourire fade et paisible apparaît,
mais tu es déçu et ennuyé.
L'expression mature qui passe sur tes traits résolus ne colle pas avec ton visage androgyne d'enfant.
Tu as grandi trop vite comme beaucoup d'entre vous, qui arpentez les contrées l'épée à la main tels ces chevaliers héroïques dont vous lisiez l'épopée quelques années plus tôt encore.
C'est pour ça qu'on vous trouve dans ce bar.
C'est pour ça que vous y riez et pleurez.
Tu passes les portes d'une démarche calme, directe,
sans douter de sa droiture et sans aucun détour.
Ce n'est pas grave.
Ce n'est que partie remise.
Tu reviendras demain.