Ana avait été prise de court en découvrant l'invitation dans sa boîte aux lettres quelques jours plus tôt. Habituée à trier rapidement les prospectus publicitaires et les factures de ses patients les plus assidus, elle avait initialement suspecté une plaisanterie de mauvais goût, craignant qu'un farceur n'ait choisi de l'importuner en détournant l'occasion d'une célébration. Cependant, réalisant rapidement qu'aucune malveillance ne se cachait derrière ces mots, elle avait choisi de répondre positivement à l'invitation. C'est avec une joie évidente qu'elle avait marqué, pour la première fois depuis son installation, un événement autre qu'un rendez-vous professionnel dans son agenda en cuir.

Bien qu'Ana n'ait croisé Linnéa que sporadiquement en ville, sans jamais vraiment interagir, le visage de cette dernière lui était familièrement agréable. Le rendez-vous était fixé dans un restaurant d'une élégance notoire pour une soirée qui promettait d'être exceptionnelle. Ana s'était donc appliquée à choisir sa tenue avec soin, décidée à faire honneur à Linnéa. Pour l'occasion, elle avait opté pour une ancienne robe fluide à bretelles, d'un bleu pastel délicat. La légèreté du tissu caressait sa silhouette, lui conférant une allure presque céleste, et ses cheveux argentés, libres et ondulant jusqu'au milieu de son dos, étaient partiellement tressés en deux fines nattes qui se rejoignaient au sommet de sa tête, lui assurant une élégance sans entrave pour le repas.

Légèrement contrainte par le temps, Ana se hâta vers le restaurant, espérant que Linnéa ne lui tiendrait pas rigueur de son retard. Arrivée à destination, elle s'arrêta un instant devant l'entrée, admirant à travers la vitre le ballet animé de Damned Town autour des verres de cristal et des chandeliers diffusant une lumière vacillante : le spectacle était enchanteur. Pénétrant dans l'établissement, elle fut accueillie par les éclats de rire des convives partageant des instants précieux. Un rapide coup d'œil à la salle ne lui permit pas de repérer la table réservée, mais un serveur vint promptement la guider.

C'est dans un coin plus retiré de la salle qu'Ana fit la connaissance de Linnéa. La jeune femme aux cheveux bruns, assise, observait discrètement les autres tables. À la vue d'Ana, Linnéa se leva et l'accueillit d'un signe de tête. Ana, légèrement intimidée mais souriante, répondit chaleureusement :

« Bonjour, Mademoiselle Krämer ! Je suis enchantée d'être ici ce soir. Et s'il vous plaît, oublions les formalités, appelez-moi simplement Ana ! »

Les deux femmes prirent un moment pour s'installer confortablement face à face, tandis que le serveur leur présentait la carte des boissons.

« Excusez mon retard, j’ai été distraite. Comment allez-vous ? » demanda Ana, ouvrant le dialogue sur une note amicale.

L'Ange, tentant de maintenir son sourire intact face à l'avalanche verbale de la jeune femme qui lui faisait face, se retrouvait cependant enveloppée d'une certaine gêne. En effet, Ana avait toujours éprouvé un certain malaise face à l'admiration ou aux discussions centrées sur elle et sur son activité professionnelle. Exerçant la médecine avec dévouement, elle considérait son travail comme une simple nécessité, accomplissant ses tâches avec diligence sans jamais rechercher les éloges ou la reconnaissance. Cette réduction de son identité à sa seule profession la frustrait profondément, surtout qu'elle percevait clairement les attentes et les implications potentielles de telles conversations.

Malgré le flot de paroles qui l'assaillait, la jeune femme aux éclatants cheveux d'argent prit le temps de parcourir le menu avant de se décider pour une rafraîchissante limonade au citron vert accompagnée de savoureuses gambas flambées. Puis, Ana, reprenant contenance, plongea de nouveau son regard dans celui de l'interlocutrice qui partageait sa table ce soir-là, se préparant à écouter attentivement la suite de ses propos :

« J’ai récemment depuis mon arrivée à Damned Town, eu l’occasion de devenir Tutrice pour une humaine de la ville. J’ai donc à cœur de pouvoir la guider sur un chemin qui lui serait vertueux. Je cherche donc au quotidien à m’inspirer de personnalités et d’actes qui portent des valeurs qui me parlent. Des personnalités comme vous, des actes comme ceux que vous pratiquez au quotidien. »

C'était précisément ce à quoi Ana redoutait d'être confrontée. Sa présence ici n'avait pas pour but de guider ou d'inspirer quiconque. Sa vocation de médecin devait être distinguée de toute autre mission spirituelle ou morale, et elle éprouvait une certaine irritation à l'idée que certains puissent la percevoir uniquement comme un parangon de pureté et de bonté inaltérable. Malgré elle, son sourire se teinta d'une légère amertume.
Peu après, les boissons commandées firent leur apparition sur la table.

« Je crains de ne pas être en mesure de vous apporter l'aide que vous recherchez... Il est certes noble de souhaiter guider autrui vers ce que l'on estime être le chemin approprié, mais il convient de garder à l'esprit que les valeurs qui vous sont chères ne correspondent pas nécessairement à celles qui trouveront écho chez elle. »

Elle aurait aimé élargir la discussion sur les subtilités de la morale et sur l'absurdité de prétendre à une définition universelle de celle-ci, mais le contexte et la complexité du sujet la poussèrent à opter pour la simplicité d'une gorgée de limonade.

« Cependant, je serais très intéressée d'en apprendre davantage sur cette jeune protégée qui a croisé votre chemin. Qui est-elle, et quelles sont ses aspirations ? »

Par un coup de chance inattendu, les plats tant attendus arrivent enfin sur la table, transformant immédiatement l'atmosphère de ce dîner et le rendant infiniment plus alléchant. Chacune des assiettes servies semble être une œuvre d'art culinaire, promettant des saveurs divines. L'arôme séduisant qui s'en dégage éveille les papilles, suscitant une anticipation gourmande. Ana, captivée, s'octroie un instant pour apprécier la finesse et la délicatesse avec lesquelles son plat a été dressé avant de se lancer dans une dégustation empreinte de plaisir et de satisfaction. Elle se réjouit à l'idée que, malgré les aléas de la soirée, ce repas se transforme en un moment de pur délice.

Cependant, sa compagne de table semble éprouver une gêne croissante, prisonnière d'une chaise qui la serre maladroitement contre la table, accentuant son inconfort. Ana ne peut s'empêcher de ressentir une certaine culpabilité pour avoir, sans le vouloir, contribué à ce malaise. Elle avait choisi d'être authentique ce soir, refusant de se dissimuler derrière un masque ou de jouer un rôle qui n'était pas le sien, même si cela signifiait révéler des vérités inconfortables.

Un sourire bienveillant illumine le visage de l'ange face à l'enthousiasme non dissimulé de son invitée, réchauffant l'atmosphère. "Ne laissons pas nos plats se refroidir !" s'exclame-t-elle avec entrain. Elle prend alors le temps de savourer les premières bouchées, qui confirment leurs promesses de délices autant par leur esthétique que par leur goût exquis.

"Pour ce qui est de votre relation avec l'humaine qui vous tient à cœur, mon conseil serait simple : tissez des liens d'amitié. Avant même de penser à élaborer un plan d'action complexe en 120 étapes, prenez le temps de véritablement vous connaître et de vous intéresser sincèrement l'une à l'autre. Vous verrez que tout deviendra plus limpide lorsque vous aurez percé à jour les motivations profondes l'une de l'autre."

Un sourire espiègle se dessine sur les lèvres d'Ana. Ce conseil, bien qu'émanant d'une autre voix que la sienne, résonne en elle comme une vérité nécessaire à son cheminement.
"En attendant de percer ces mystères, je serais enchantée d'explorer ce qui vous anime, vous, en premier lieu. Après tout, c'est avec vous que je partage ce dîner ce soir."
Elle se réajuste dans sa chaise, adoptant une posture à la fois détendue et attentive, et prend une petite gorgée de limonade. Son regard, empreint de curiosité et d'ouverture, invite Linnéa à se livrer, à partager les contours de sa propre histoire.

"Je vous écoute avec toute mon attention."

Même si cette invitation à la confidence peut sembler inconfortable pour Linnéa, Ana apprécie profondément cette opportunité d'échanger sur des sujets plus personnels et intimes, loin des banalités et des tracas quotidiens tels qu'un ongle incarné ou une toux tenace. Ce moment de partage promet d'être un enrichissement mutuel, une occasion de tisser des liens plus profonds.

Ana se trouvait face à Linnéa, dont les yeux pétillaient d'un éclat qui capturait toute l'attention. Le sourire malicieux de Linnéa ne faisait qu'ajouter à son charme, provoquant chez Ana une sensation de légèreté et d'excitation, comme si une nuée de papillons virevoltait dans son estomac. Linnéa dégageait une aura de vivacité et de bienveillance si pure qu'elle semblait presque angélique, mais sans l'ombre de l'arrogance ou de la prétention qui pourrait ternir une telle comparaison.

Dans un moment de détente évidente, Ana apprit l'existence d'écuries nichées au cœur de Damned Town. Cette révélation piqua son intérêt, car bien qu'elle ait toujours considéré les chevaux comme des créatures intimidantes de par leur taille et leur force, elle était fascinée par leur grâce et leur beauté lorsqu'ils galopaient librement ou qu'ils broutaient paisiblement dans d'immenses prairies verdoyantes. Ana se promit de visiter ces écuries pour s'immerger dans le monde de ces êtres majestueux, espérant surmonter ses appréhensions et peut-être, se rapprocher d'eux.

Ana s'efforçait de répondre aux questions de Linnéa, tout en jonglant avec les saveurs exotiques des gambas qu'elle dégustait.

"Je me rends compte que mon emploi du temps ne me laisse que peu de marges de liberté", confia-t-elle avec un rire léger, qui semblait danser dans l'air entre elles et qui fit sourire son interlocutrice en retour. "Mais je suis profondément attirée par les montagnes qui entourent notre ville. Il y a quelque chose de profondément rassurant à voir ces forêts ancestrales s'élever majestueusement le long des falaises, et à entendre le murmure des ruisseaux qui serpentent en cascades. Ces lieux offrent un sanctuaire loin des regards indiscrets, tout en proposant des points de vue époustouflants sur la ville, étalée dans la vallée en contrebas."

Ces montagnes évoquaient pour Ana les paysages de son enfance, bien que ces dernières soient dépourvues des alpages fleuris qu'elle affectionnait tant.

"Jusqu'à présent, je n'ai eu l'occasion de les explorer que sporadiquement, deux ou trois fois tout au plus, mais je nourris l'espoir de pouvoir y retourner pour de longues randonnées. Je suis certaine de trouver le moyen de m'échapper pour quelques heures, même si cela doit contrarier mon chat, qui préfère de loin que je reste à ses côtés."

Après avoir pris une nouvelle bouchée de son plat, savourant chaque arôme, Ana posa une question en retour :
"Et vous, Linnéa, avez-vous des compagnons à quatre pattes qui partagent votre vie ?"

Le repas touchait doucement à sa fin, mais Ana était résolue à ne pas laisser cette soirée marquer la fin de leurs échanges.

Perdue dans ses réflexions, Ana laissait transparaître un sourire doux et affectueux en pensant à sa compagne féline, une séduisante écaille de tortue répondant au nom de Narcisse. Loin de l'arrogance de son homonyme mythologique, cette petite créature trouvait son plus grand bonheur dans le confort des siestes interminables, lové sur les fauteuils accueillants du cabinet d'Ana ou blottie entre les étagères remplies de livres, délaissant ainsi les aventures en plein air et les quêtes chasseresses.

« - Elle s’appelle Narcisse, comme la fleur, pas comme le Roi devenu fou. Elle apprécie plus les longues siestes sur les sièges de ma consultation et les étagères que les balades et la chasse. »

Ana ne put empêcher un éclat de rire de s'échapper en se rappelant le moment cocasse où Narcisse, toute enroulée sur elle-même, avait choisi d'ignorer avec une majesté royale une souris qui osait se faufiler audacieusement juste sous son nez.

« - Il faut reconnaître qu’une fois qu’ils sont dans vos vies, on a bien du mal à fonctionner sans eux. Ils vous apportent tant de calme et de bonheur, une quiétude dont ils ont, seuls, le secret. Mais c’est vrai, ce n’est pas une décision à négliger. Ils impliquent que l’on prenne une responsabilité supplémentaire et que l’on accepte, qu’un jour, ils pourront disparaître en laissant derrière eux un vide immense. »

L'espace d'un instant, son visage se voila d'une ombre de tristesse, son esprit accaparé par la pensée de cette séparation inévitable. Néanmoins, elle secoua cette mélancolie, préférant se focaliser sur l'aspect lumineux de leur présence dans sa vie.

« - En attendant, ils nous apportent la lumière et le rire ! »

Linnéa, émue par ces paroles, orienta doucement la conversation vers d'autres horizons, exprimant sa curiosité pour les attraits de leur cité, notamment la plage, un endroit dont elle avait tant entendu parler sans jamais l'avoir exploré. Malgré une certaine réticence à s'aventurer depuis son arrivée, les descriptions avaient suscitaient chez Ana une envie d’en découvrir plus.

« - Je n’ai jamais été une grande amatrice d’iode, mais j’irai visiter cette Auberge, elle a l’air charmante et le lieu sympathique ! Vous avez l’air de vraiment apprécier cette ville et ce qu’elle a offrir, c’est agréable ! »

Le dîner, qui avait débuté sur une note légèrement crispée, se clôtura dans une atmosphère emplie de chaleur et de convivialité. Pour Ana, cette soirée s'était révélée être un moment de partage précieux, lui permettant de nouer des liens avec une âme, elle qui était nouvellement arrivée dans la charmante bourgade de Damned Town.