Epreuve 6 - HASTERION

Info:

Furieuse, enragée, Hécate avance en de longues et prestes foulées.
Son sang bouillonne, sa gorge la brûle et ses yeux la piquent. La frustration n'a pas quitté ses pas depuis son départ de l'immaculée Aros, l'humiliation de la défaite non plus. Et avec elles, sa colère n'a fait que grandir à chaque pas réalisé, alimentant les médisances de Thymos.

Le démon la suit tel un immense chien de chasse. Toujours derrière elle, à peine dans son champ de vision, jamais très loin. Il lui susurre à l'oreille, lui chante ses défaites et jubile sur la rage qui s'accumule dans son estomac. Sa voix résonne, danse autour d'elle, lui fait tourner la tête et lui brouille la vision.
Puis subitement, il se tait.

Loin de la tranquilliser, le silence qui se fait autour d'elle la glace et la renvoie fatalement à la solitude et à l'immensité de sa quête. Alors Hécate s'arrête un instant, déglutit. Son souffle devient tremblant, des frissons lui remontent le long de la colonne vertébrale, caressent ses épaules et viennent enserrer sa gorge.
Son cœur bat plus vite, plus fort. A fleur de peau, Hécate entend le sang battre à ses tempes, sa respiration s'écourter dans ses poumons. Le monde autour n'est plus perçu que comme une grossière parodie, les arbres ne sont plus que de grosses taches verdâtres et des bruits qui devraient être entendus, seul un sifflement étouffé lui parvient.

Une goutte de sueur glacée lui glisse sur le front, descend le long de son nez et chute.
Mais c'est elle qui chute.

Puis elle remonte.
Doucement mais sûrement, comme refaisant surface depuis les abysses d'un océan trop sombre, Hécate se sent devenir de plus en plus légère. Je n'ai pas mal est la première pensée qui traverse son esprit. La seule qui reste et s'étend un long moment jusqu'à ce que la vagabonde admette que ce n'est pas vraiment le cas. S'enclenche alors un complexe mécanisme qui fait battre son cœur comme si c'était la première fois, active son sang, la réchauffant d'un sentiment nouveau opposé à la colère si familière qui – jusque là – l'avait préservée de tout danger.
Une à une, des chaînes mortelles entravant son ascension se défont, libérant ses membres engourdis.

D'abord sa main gauche, celle qui se pose si souvent sur son poignard lorsqu'elle est prise par surprise. La peur, la crainte, se dissolvent laissant son cœur se gonfler d'espoir, lui permettant d'étendre les doigts vers le soleil qu'elle distingue à la surface.

Puis ses chevilles. Avec la peur s'effondre le doute. Une détermination nouvelle lui emplit les poumons et lui donne un nouveau souffle. Ses jambes commencent à battre sous l'eau pour accélérer sa remontée. Débarrassée de ses incertitudes, Hécate se sent envahie d'une force nouvelle, capable de réaliser ses désirs les plus profonds.
Les flammes de la vengeance sont les premières à lui venir en tête, pourtant, elles se retrouvent balayées aussi vite qu'elles sont apparues, par un vent qu'Hécate ne peut qu'associer à celui des montagnes de Kii.

Son véritable désir. Son incontestable volonté. Désormais claire comme de l'eau de roche.

Et finalement, alors qu'Hécate nage plus vite et se débat avec plus de véhémence pour atteindre la surface, sa main droite refermée, crispée et douloureuse finit par lâcher des doigts qu'elle n'avait pas conscience de tenir. Un cri perçant déchire les abysses, Thymos hurle à la trahison mais il ne faut que quelques secondes pour qu'il sombre et ne soit réduit au silence. Pour qu'Hécate émerge enfin.

Ce n'est – contre toute attente – pas le ciel qui accueille la jeune femme alors qu'elle refait surface, mais les plaines verdoyantes de Scémède. Le soleil qu'elle avait cru apercevoir dans sa lutte pour sortir des tréfonds de son esprit n'en est pas un, juste le reflet de la lumière dans ses yeux fauves, grands ouvert.

Hécate se fait face sans se reconnaître. Elle se voit étendue, misérable et sans défense. Sa gorge se noue, son cœur se serre d'une empathie et d'une pitié qu'elle ne se connaissait pas.
A-t-elle été toujours si petite, si frêle ? Son teint a-t-il toujours été si pâle et maladif ? Dans son esprit, son image a toujours été celle d'un fauve, dangereux, imprévisible et sans pitié. D'une glorieuse menace à prendre au sérieux, d'un incendie implacable. Pourtant, en face d'elle, il n'y a rien de tout ça.

Son corps est maigre, décharné, marqué par des combats cruels. Sa peau est trop blanche, teintée par endroit de pourpre et de mauve. Ses vêtements sont pauvres, déchirés et usés, peu importe qu'elle les associe avec les bijoux de son ancienne vie.
Son visage, à moitié mangé par des marquages de guerre peints à la cendre, est figé en une expression à mi chemin entre la douleur et la peur. Sa mâchoire est crispée, son regard d'habitude si expressif est vide.

« Je suis en train de mourir. »

La réalisation est lourde de sens, la prend à la gorge. Voilà pourquoi elle ne se reconnaît pas : la Hécate sur le sol n'est déjà plus elle. N'est déjà 'plus' tout court.
Elle pourrait en rire, elle pourrait en pleurer mais seule une froide acceptation l'enserre. Soit, qu'on en finisse. Que son départ soit si misérable ne la surprend ni ne la courrouce. Il devait être ainsi, enfin pourra-t-elle se reposer.
Un vent particulier vient alors danser dans ses cheveux, semble être là pour l'emporter vers l'au-delà. Un vent familier, qui porte avec lui les senteurs des montagnes de Kii et des voix qui les peuplent.

La seule qu'elle distingue est étrangement la sienne : « Je reviendrai. » en réponse à une prière formulée.

Alors soudainement, tout devient blanc, puis noir. Puis la lumière semble exploser autour d'elle.

Hécate ferme les yeux, roule sur le côté en gémissant. Le sang bat douloureusement à ses tempes alors que son corps – soudainement trop lourd pour elle – peine à exécuter ses directives.
La voilà au sol, couverte de poussière, éclairée par l'éclatant soleil de midi de Scémède. Elle couine. La voilà à nouveau dans son corps de mortelle, entravée par les chaînes dont elle pensait s'être libérée.

Ses yeux la piquent, une boule pèse dans son estomac, mais même abattue d'être revenue à son point de départ, Hécate se relève. Le menton haut, elle affiche une fierté de façade face au Destin qui semble se jouer d'elle.
Son regard fauve – brouillé de larmes qu'elle renie – se porte un instant sur l'horizon scémédais. Puis elle se retourne.

Epuisée, brisée mais libre, Hécate se traîne, boitille avec détermination.
Dans son dos, le Palais de Scémède ; dans son regard, les montagnes de Kii.

Dans son esprit, une Promesse.

C'est avec un espoir et une candeur qu'elle s'ignorait qu'Hécate contemple son futur. Celui qu'elle désire vraiment, celui qu'elle, pour une fois, n'imagine pas entaché de sang et de fureur mais plutôt de bonheur. Du réconfort d'une main glissée dans la sienne, de la chaleur d'une étreinte à venir, de la complicité d'un regard échangé.

La rage bouillonne toujours en elle mais, peut-être le vent des monts Kiiois – la présence de celle qui l'attend – sera suffisant pour l'éteindre.