Tu n’as jamais eu cette prétention de vivre dans la richesse. Tu n’as jamais été couvert d’or et d’argent – tu commençais à peine à gagner ta vie, à te faire connaître et enfin, tu ressentais ce semblant de célébrité qui te permettait de ne plus crouler sous le stress des fins de mois. Tu avais du succès, Alix. Tu étais parti de rien, et maintenant tu t’accomplissais. Cette providence que ta communauté t’offrait, elle s’était envolée jusqu’à ta tête telle une montgolfière dont la flamme frétillait. Ton esprit s’était imprégné de ce narcissisme jadis camouflé par ton côté marginal – les incompréhensions dans le regard des inconnus s’étaient, petit à petit, transformées en admiration.
Et tu aimais ça.Et malgré ton dégoût général des êtres humains dont tu ne connaissais le nom, tu ne voulais pas les décevoir. Tu voulais alimenter l’amour qu’ils te portaient ; tu avais ce besoin de prouver quelque chose – sans réellement prendre conscience de tes tourments, tu carburais à cette validation autrefois tant espérée. Tu ne pouvais sans doute plus vivre sans ; elle était ton oxygène. Elle était ta raison de rester en vie.
Tu voulais t’exprimer. Crier haut et fort – fort et haut – te faire entendre – que l’on t’écoute.
Certains diraient que tu n’as personne à envier, mais la vérité était que tu avais toujours eu quelque chose à prouver. Tu voulais
te prouver.
Cette journée-là, tu avais acheté ta nouvelle voiture. Elle était de couleur turquoise ; une teinte céruléenne, la même que celle de tes prunelles pétillantes. Tu avais pris le volant pour aller rejoindre ta dulcinée de toujours, celle qui faisait battre ton cœur – elle avait réveillé en toi des sentiments qu’encore aujourd’hui, tu ne comprenais pas. Des émotions douces-amères.
Parfois, tu repensais à ta mère et tu avais envie de lui dire qu’enfin, quelqu’un t’aimait pour qui tu étais. Et que tu n’avais plus besoin de changer ; tu n’en avais jamais eu besoin. Puis tu réalisais que c’était ridicule – tu ricanais, puis tu reprenais tes esprits. Ta mère était un sujet sensible…
L’adrénaline t’envahissait – te contrôlait. Elle avait raison de toi et tu t’étais épris d’elle. Vous ne faisiez plus qu’un, elle et toi, alors que tu avançais dangereusement sur la route avant de t’arrêter à ce fatal feu rouge, celui où tu as croisé son regard. Vos moteurs vrombissaient dans une mélodie cacophonique. Ils semblaient communiquer, comme s’ils avaient besoin de s’exprimer, eux aussi. Comme s’ils avaient besoin que vous les entendiez.
Tu avais tourné la tête, et tu avais vu cet homme. Son regard t’appelait – il te provoquait.
C’était votre destin.«
Je ne dois pas décrocher. »
Un destin que tu aurais souhaité ne jamais connaître.
Un destin que tu aurais aimé changer – ou simplement, ne jamais rencontrer.
Tu fronçais les sourcils non sans un sourire. Tu te croyais sincèrement capable de la remporter.
La course avait commencé.
Tu avais toujours eu besoin de te prouver.
Elle n’avait aucun sens. Elle n’avait réellement aucun sens.
C’était plus fort que toi, Alix. Tu répondais à la provocation et tu voulais montrer à tout prix que tu pouvais réussir. Tu voulais l’exprimer, tu voulais le montrer et t’en vanter.
Ton pied avait appuyé, et tu avais accéléré. Tu avais trop accéléré – le vent dans tes cheveux était passé de brise à bourrasque, avant de devenir un ouragan. La route était floue, elle semblait vouloir s’estomper de ton regard et puis… et puis plus rien. Tu t’étais arrêté, tu observais les images autour de toi et le temps semblait s’être figé. Tu étais confus, terrifié, mais chose improbable… quelqu’un s’était mis à te parler.
Alix. Il y a des moments dans la vie où nous faisons des mauvais choix. Parfois, notre vie prend une mauvaise direction et nous devons en subir les conséquences. Tu roules vite, Alix.La culpabilité avait volé la place à cette adrénaline qui juste avant, te contrôlait comme une marionnette. Les fils attachés à tes bras étaient désormais coupés – à nouveau, tu étais maître de ta destinée.
Alix. Il y a parfois des moments où on ne peut plus reculer. Tu as atteint cette limite ; en réalité, tu l’as franchi. Et maintenant tu vas devoir faire un nouveau choix. Il ne sera pas facile, mais même si ça peut paraître ironique, tu n’as pas le choix, Alix.Ta respiration était saccadée. Tu étouffais dans cette voiture à pleine vitesse qui s’était inexplicablement arrêtée. À tes côtés, tu pouvais observer ton adversaire ; vous étiez à égalité.
Ni toi ni lui aviez gagné cette course ; côte à côte, votre destin était scellé.
Alix. Tu ne peux plus avancer. Tu n’auras pas le choix de tourner. Mais ta rapidité est telle qu’il est impossible d’espérer une fin heureuse. Pose tes mains sur le volant, Alix. Tu as maintenant deux choix…
Si tu tournes à droite, il y a un arbre. Le trouves-tu imposant, Alix ? Il est ton obstacle.
Si tu tournes à gauche, il y a cette rue piétonne. On dirait que quelqu’un tente de la traverser…Dans tes yeux, la peur. L’angoisse. L’appréhension. Puis, des larmes commençaient à se frayer un chemin jusqu'à tes joues rouges de honte. Ton destin était scellé. Votre destin était scellé.
Tu cherchais désespérément une issue ; un échappatoire ; une troisième option autre que celles que l’on t’avait proposées. Tu savais que c’était utopique, et tu avais compris les enjeux d’un tel choix. Mais tu avais peur. Tu voulais l’entendre…
Tu voulais entendre cette voix inconnue, cet écho invisible qui s’adressait à toi.
«
Si je tourne à droite… »
Tu mourras. Ce sera rapide – ce sera sans douleur.«
Et si je tourne à gauche… ? »
Tu survivras. Mais vois-tu cette jeune fille qui traverse la rue au même moment ? Elle subira cet impact violent et, à ta place, ce sera elle qui mourra.«
… »
Un silence. Il paraissait long, insoutenable. Plus rien dans ton esprit ne faisait sens ; tes pensées tourbillonnaient, s’engouffraient, tout n’était qu’obscurité. Faire ce choix te paraissait impossible. Non… non. Tu n’avais pas le choix, n’est-ce pas Alix ?
Parce que c’était de ta faute.
Cette femme qui traversait la rue, avec sa chevelure églantine. Elle te rappelait Marguerite, ta petite amie ; la seule personne que tu avais aimé avec sincérité. Ce n’était pas elle, mais en la regardant, tu n’avais pu t’empêcher de te la remémorer.
Cette inconnue avait une vie, une famille et des amis, une carrière en devenir, sans doute. Cette humaine qui n’avait rien demandé. Méritait-elle de mourir à ta place, alors que tu étais le fautif ? Alors que tu avais appuyé sur l’accélérateur ?
Tu ne voulais pas abandonner Marga. Tu ne voulais pas non plus laisser tomber ta communauté – tu ne voulais tout simplement pas y laisser ta vie. Tu avais encore tant de choses à voir, à découvrir, tu avais encore tant de belles choses à photographier, à figer dans le temps comme tu le faisais à l'instant – tu ne pouvais pas disparaître et laisser tes deux Pokémons sans un dresseur pour les accompagner. Tu avais peur de tout ce que tu laisserais derrière toi.
Parce que malgré tes mimiques aux allures d’hypocrisie, tu avais un cœur, Alix.
Allais-tu assumer les conséquences de tes actes ?
Pourrais-tu vivre une vie normale après avoir causé la mort d’une personne ? Peut-être… peut-être que tu en serais capable. Peut-être que tu te sentirais assez fort pour regarder ses parents, droit dans les yeux, leur dire que tu étais le coupable, et que tu étais désolé.
Peut-être…
Tu souriais. C’était un sourire triste – un paradoxe significatif. Tu tremblais alors que tes mains tournaient le volant. Tu avais eu l’impression que cet instant s’était éternisé ; que tu avais passé des minutes entières à écouter cette voix parler.
Qui était-elle ?Pourquoi t’avait-elle permise de faire un choix ?
Tu souriais, mais cette fois-ci, tu ne fronçais plus les sourcils. Néanmoins, tes larmes continuaient de couler. Elles ne sauraient jamais s’arrêter.
Le bruit des pneus grinçant sur l’asphalte. Un dernier coup d’œil furtif par la vitre de ta nouvelle voiture qui bientôt ne serait plus. Il avait choisi la voie de gauche. Tu avais choisi celle de droite.
Qui était-elle ? Mais surtout, de quelle façon allait-elle t’accueillir lorsque tu auras rejoint les étoiles ?
Elle avait raison.
Ceux qui font le bon choix ne souffrent pas.
Tu sais… tu ne seras pas d'accord, mais peut-être que finalement, tu n’avais réellement rien à prouver.
Au loin résonnaient les sirènes des ambulances ;
La brume de ton esprit s’était dissipée.
Il n’y aura pas de seconde chance ;
En ce monde dont ton âme s’était échappée.
Bon voyage, Alix.
(Marga... pardonne-moi.)