Le martyr

Le cœur haletant, des projets pleins la tête.

Ainsi te retrouve Arwen, plongée dans la contemplation de ce qui te surplombe. Il est plus d’une heure du matin quand cet acolyte si cher à ton cœur te rejoint dans tes quartiers. Tu perçois ses pas aériens se déplacer sur le parquet jusqu’à rejoindre l’immense sofa sur lequel tu t’es établie. D’ailleurs, tu lui laisses à peine le temps de prendre ses aises, et te redresses à vive allure. Tes mèches éparses volettent sous la force de l’à-coup. Mais cet élan d’énergie est bien justifié : ton premier départ vers la Terre est prévu pour demain ! Et la nuit est encore longue d’ici là, te laissant quantité de sujets à aborder. Il n’y a pas une seconde à perdre ! Tant pis pour les cernes de la princesse, tu connais pléthores de fond de teint pour camoufler ces maudis traits.


En ces temps si âpres, te remémorer des bribes de ton foyer te permet de supporter ce froid mordant qui te tirailles. Tes yeux asséchés par l’alternance de luminosité et de gelée miroitent encore de ces paysages enneigés que tu as pu capturer. Quant à tes jambes, elles se soulèvent mécaniquement, mise en branle par un automatisme qui a depuis longtemps échappé à ton contrôle. Ton attention elle est bien plus légère, gambadant entre les différents membres de ton expédition. Tes yeux se posent souvent sur les épaules de celui qui te devances : Jared. Meneur de ton groupe, il avance fièrement, les épaules emmitouflée dans la lourde fourrure qui le recouvre jusqu’à mi-genoux. Ses cheveux de blé sont accolés à ses tempes, et son regard de braise analyse avec méthodologie les éléments environnants. A force de le côtoyer, tu as fini par appréhender ses mimiques et en cet instant précis, tu paries que vous approchez de la zone.

Ton intuition se conforte après un rapide coup d’œil aux deux anges à ta suite. Sans en être persuadée, tu as l’intime conviction que leur attitude a changé. D’allure toujours décontractée, tu perçois sous cette façade une concentration de plus en plus galopante. Expirant une volute de fumée, tu t’intime de ne rien montrer. Cette même impartialité te poursuit jusqu’au passage des premières ruelles de la ville que vous abordez. Au-dessus de vos têtes, le soleil décline à vue d’œil et le climat se prépare à redoubler d’efforts pour vous faire trembler. Vous ne vous laisserez pas happer, n’en présume le geste que Jared vient de vous faire parvenir. Tu comprends par là que l’auberge devant laquelle il se dirige, sera votre refuge pour la soirée. Toute excitée, tu franchis le pas de la porte et apprécies la chaleur novatrice qui vient te baigner. Un coup d’œil à droite, puis à gauche pour te repérer et voilà que tu rejoins tes coéquipiers, partis se nicher autour d’une petite table près du feu crépitant. T’asseyant à leurs côtés, tu entames la discussion. Votre conversation, banale, se base sur le parcours touristique que vous souhaitez mettre en place suite à votre arrivée dans la bourgade.

Ces dires anodins vous permettent de vous remémorer sans se brûler l’itinéraire qui fut convenu avant de quitter le Palais. Le protocole étant ce qu’il est, tu l’effectues sans sourciller. Tu visualises à l’arrière de ta rétine, tous ces lieux que vous allez devoir aller consulter, à la recherche du démon en question. Enfin, si les humanologues du Palais ne fournissent pas d’affirmations erronées. Selon eux, les dégradations démoniaques invasives que tu vas pouvoir aller observer seraient l’œuvre d’un vil recruteur, prêt à tout pour faire promouvoir le vice. Leur hypothèse ? Tu ne te rappelles pas les termes exacts mais il serait motivé par l’envie de recruter, représentant tour à tour le Léviathan, Bélial ou encore Baphomet sur les différents lieux de cultes rencontrés. Aucune distinction entre les religions des humains n’est effectuée, et l’auteur s’est même fraîchement épris de maisons d’habitants. Son moment favori d’action ? Le crépuscule.

Lorsque ce dernier finit par pointer le bout de son museau, vous reprenez la route et vous glissez dans les méandres de la cité. Tu fais au mieux pour te montrer aussi discrète que tes congénères, bien que la présence de neige ne rende le processus plus ardu. Crépitant sous vos pieds, tu redoutes à chaque pas le bruit de trop qui risquerait de te trahir. Ton aura est accolée contre toi, fermement maintenue pour ne pas être repérée. Le premier lieu retenu s’avère être l’église du village, droite et fière parmi la chape de ténèbres. Sur le cloché se distingue de petits spots de lumières, entourant de faibles espaces de leur halo grésillant. L’évidence ne manque pas de tous vous stopper net. En analysant brièvement les environs, la réalité te saute aux yeux : vous n’êtes pas les seuls divins du coin. Malheureusement, tu ne ressens rien de tranquillisant : ceux non loin ne sont officiellement pas des tiens. En un silence religieux, tu te déportes sur le côté pour te fondre dans l’ombre d’un muret. Les consignes sont claires : à l’approche de démons, Jared et ses deux coéquipiers sont les seuls autorisés à agir. De ton observatoire, tu finis par repérer les émetteurs de cette impression. Il t’est difficile de distinguer quoi que ce soit, tant les êtres sont enchevêtrés mais de ta cache, tu estimes qu’un homme et une femme sont présents. Leur manque d’équipement est notable et tu estimes rapidement que les démons que tu détailles ne sont pas là par envie. Leur condition divine ne les protégeant aucunement de l’hiver, tu imagines sans mal les frissons qui doivent les secouer, à intervalles réguliers. Sans sac, ni bagages, tu conclues qu’ils ne sont pas les suspects que vous recherchez, à moins d’avoir délocalisé leur matériel. Dans le doute, tu les présumes innocents dans l’histoire que tu traites avec tes coéquipiers.

Dans ton champ de vision finit par entrer Sybelle, l’agent de terrain la plus agile du groupe. Du toit de la nef, elle approche à pas de loups, jusqu’à se laisser tomber devant les deux suspects. L’un des deux bondit aussitôt pour se jeter sur elle, mais déjà Abigael la rejoint en deux enjambées, en déboulant du prolongement de la nef. Quant à Jared, il procède d’une façon similaire, s’ajoutant à l’effet de surprise. Etrangement à ce moment, aucun d’entre eux n’est habillé de sa longue et chaude fourrure et tu supposes qu’elles doivent toutes gires dans le coin d’une ruelle sombre, pour ne pas entraver leurs mouvements. Du coin de l’œil, tu surveilles attentivement les moindres faits et gestes de ton meneur. Mais rien. C’est que tu dois rester cachée, la situation n’étant pas suffisamment maîtrisée pour limiter les dangers.

L’escalade symétrique est inévitable. Se sentant piégés, les deux âmes démoniaques n’ont d’autre choix que de se relever, vacillant parfois sur leurs pieds. Cette élévation te permet de distinguer sommairement leurs visages. Il s’agit bien d’une femme et d’un homme ; d’une rouquine et d’un brun. Vraisemblablement armés. Tu n’en es pas certaine, mais tu crois avoir vu le plus grand porter la main à sa ceinture.

Toujours muette, toujours discrète, tu sens l’adrénaline se déverser, et une longue coulure d’effroi s’évader le long de ta colonne. Un très mauvais pressentiment t’enserre le cœur et tu déglutis, refoulant ces pensées qui risquent de te déstabiliser. Face à leur faiblesse apparente, tu te doutes que nul mal ne leur sera fait mais rien dans ce contexte n’est encore à prédire, tout à écrire. Enserrant ta paume droite dans celle gauche, tu espères que tout se passera pour le mieux. Un simple contrôle de papier, sans violence à déplorer.

Tes prières ne récoltent qu’un crissement d’acier, le démon ayant dégainé. Sa rapidité d’action est époustouflante et tes yeux détaillent sans vergogne la courbe miroitante qu’initie l’arme avant de s’immobiliser… Face à la lame affutée de Jared. A peine le brun avait-il fait mine de tirer le manche que le meneur s’était préparé à riposter, le bras stable, la pointe orientée. Dans les deux camps, l’immobilité prime, les deux hommes se toisant pendant que Sybelle et son compagnon s’avancent en la direction des démons. Mais une fois la mèche allumée, le feu grandit petit à petit. En réaction à cette étincelle, une explosion d’aura démoniaque retentit en provenance de la rouquine, les avertissant de ne pas continuer. Résultat des courses, les deux lames angéliquies qui manquaient se joignirent à la mêlée, forçant les pauvres déjà presque acculés à reculer à nouveau.  

De là où tu te trouves, tu ne perçois pas les légers bruits qui émanent du haut de la jeune femme. Tu ne te doutes donc pas un seul instant du danger qui menace les tiens. A tes yeux, le risque provient de tes confrères. Te masquant une partie de la scène, tu parviens tout de même à suivre les échanges qui se mettent en place. La phrase de la rouquine te paraît être le bon moment pour un petit interrogatoire concis. C’est ce que Jared entreprend… à sa manière.

◊ Dragon, Hannathème Lormys, je crois que vous n’irez nulle part tant que nous n’aurons pas causé un peu.

D’un signe du menton, il indique la rouquine à ses confrères pour qu’ils puissent s’en emparer, gardant en joute le grand brun dont l’équanimité ne lui laisse nulle impression.

◊ Mais si vous le voulez bien, nous allons parler calmement. Sans main sous la blouse, prête à nous décapiter.

D’un regard insistant, il cherche à convaincre Hannathème. De ta cachette, la lourdeur de la scène ne t’apparaît pas avoir désempli. Au contraire. Tu es maintenue en haleine par les événements, et tu dois volontiers avouer n’avoir jamais ressenti sentiment pareil. Le terrain te berce de ses rebondissements et jusqu’ici, tu as adoré ça. Une de tes mains agrippe le mur glacé, t’installant plus confortablement pour suivre la potentielle discussion en train de se mettre en place. Tes yeux se reportent sur les deux interpellés, jusqu’à ce que tu ne tiques.

Dragon… Hannathème Lormys….

La première dénomination résonne, lourde de suppositions.  En fermant les yeux, tu te serais dépeint une entité masquée par la grandeur du sobriquet, carnivore impitoyable et pourvoyeuses de flammes. Malheureusement les yeux ouverts, le contraste avec l’apparence du démon est sans appel. En détaillant cet être maigrichon, aux poignets d’apparence fins et cassant, tu perçois tout au plus un petit dragonneau, si affamé qu’il nécessiterait sûrement de se remplumer.  

Quant à Hannathème Lormys, la pronnonciation de Jared t’évoque un sentiment de blâme voire des effluves de malédiction qui te font frissonner. A bien y regarder, dans l’opacité de ton objectivité, tu trouves que le prénom colle bien au regard provocateur et mauvais de la jeune femme.

Ce vent de surprenantes nouveautés te dérange à un certain niveau. Depuis quand les cibles de la mission possédent-elles un nom ? De ta précision retorde s’échappent quelques questions dont tu ne possèdes pas les réponses. Tu aurais aimé avoir les même détails que tes confrères, là-bas sur la neige. Mais apparemment, quelques notions du dossier t’échappent, ce que tu ne comprends pas. Tu avais pourtant tout épluché des informations que tu avais reçue.

….

Peu importe les raisons de ton ignorance, te voilà maintenant au parfum.

Le temps s’éternise, gagnant en longueur alors que ton coeur lui s’accélère. La tension n’est plus simplement imaginée, elle est ressentie, pesante, suintante. Une goutte de sueur perle d’ailleurs sur ton front, mais tu n’oses pas la déloger, de peur de te faire repérer. Recroquevillée sur toi-même, tu restes là, immobile, à tenter de contrôler une respiration qui de plus en plus tend à t’échapper. Les goulées d’air que tu inspires sont de plus en plus superficielles. La panique s’instille petit à petit et tu te fais violence pour maîtriser chacune de ses attaques à ton encontre.

Tout va bien se passer. Ils sont entraînés. Et ces deux êtres sont si fétiches...

A peine as-tu fini de formuler ces rassurantes pensées que l’aura du démon se met à scintiller, reflétant toute la noirceur que son être se targue de détenir. L’explosivité de sa compagne se joint aux festivités, et tout flambe à nouveau. Un tremblement te secoue et tu ne peux retenir plus longtemps ton propre halo qui fuse vers le haut, escaladant ce mur qui te retiens des tiens. Tes yeux s’écarquillent d’horreur et tu la rappelles à l’ordre sans tarder, te tassant davantage. La neige sur laquelle tu t’appuies n’est plus qu’une gadoue informe, mais les splash splash de tes pas sont tus par le bruit des lames dégainées. Les deux proies ne sont pas dociles et décident de charger. Tu retiens un hoquet lorsqu’ « Hannathème » se jette en direction de la gorge de Sybelle. Mais les arrières sont bien couverts et aussitôt réagit Caliel. La pointe de sa lame frôle le nez de sa compagne, bloquant l’assaut de la rouquine. Le geste est vif et précis, et aussitôt s’abat sont bras vers le bas, forçant la poigne d’Hanathème à s’affaisser. Sous la force de l’impact, la démone est forcée de s’exécuter mais les éclairs de ses yeux prennent le dessus et la rage l’emporte. Se jetant sur eux, harpie en proie à sa furie, elle leur donna du fil à retordre. Ayant pris Caliel pour cible principale, lui qui venait de lui faire l’affront de la désarmer, elle tenta de le faire poignarder sur le flanc, Mais Sybelle n’était pas en reste et profita du mouvement vers l’arrière de son bras pour s’en emparer et lui faire une clé de bras. Immédiatement, son pied vint la faucher, et la chevelure de feu se retrouva genou à terre. D’une poigne de fer, l’ange lui empoigna la nuque, et la projeta sans ménagement, poitrine à terre tandis que son coéquipier s’affairait. Se déportant d’un bond sur le côté, il empoigna la cheville de la jeune femme pour tirer d’un coup sec vers l’arrière afin d’aider Sybelle à la coucher. Maintenue sur le ventre, une main dans le dos, il maintint comme il put les membres inférieurs de la diablesse, agitée comme elle était. Possédée, elle aurait pu réveiller tout le quartier, et c’est d’ailleurs bien ce que craignaient nos lumineux combattants. Jetant un coup d’oeil à leur supérieur, ils prirent mesure de là où il en était.

Les deux mains sur les épaules du garçon, il le maintenait fermement contre le mur, le polo tâché de sang. D’un regard, ils comprirent que la situation était là aussi maîtrisée, l’arme de son assaillant gisant à leurs pieds. Face à la hargne du jeune homme, l’aura de Jared s’était raffermie. Ses prunelles déterminées étaient plantées dans celle du Dragon, qui jamais ne dévia. Leur face à face ne faisait que commencer et sous ses vêtements, les muscles de l’ange frémissaient. D’impatience ? De peur ? De colère ? Ou tout simplement de froid ? Nul ne le saurait jamais. Après vingt longues secondes, interminables, où ils attendirent que leurs prisonniers se soient calmés, Jared finit par planter ses doigts dans les épaules du démon. Ses larges paumes lui pressaient chair et os. Impitoyable, l’aigle tenait entre ses serres le rejeton qu’il avait visé et il ne comptait pas le laisser filer. En écho, Sybelle et Caliel firent se relever la rouquine et lui empoignèrent chacun un bras. Aussi minces soient-ils, leur emprise était infaillible.

Tu les vis s’approcher du bord de la place, et compris sans tarder la direction qu’ils allaient emprunter. Alors, sans un bruit, tu recules et t’éclipses dans la nuit. Petite silhouette gracile, tu te fonds dans l’obscurité pour récupérer les effets personnels et effacer les traces. Tu commences par récupérer les fourrures des tiens. Puis tu reviens sur tes pas, et récupères les lames restées à terre. Avec une infime délicatesse, tu les enroules pour les sécuriser avant de suivre la troupe, qui a déjà disparu. Dans ta tête fuse l’itinéraire que tu as à emprunter. La grange n’est pas si loin, à peine plus de deux rues. Là, tapie entre deux bâtiments, elle offre le confort de l’isolement, perdue entre deux maisons abandonnées. Le fond de la mission t’est inconnu, mais tu sais pertinemment que les intentions de ton équipe ne sont pas mauvaises. Le lieu n’est pas des plus chaleureux pour discuter, et tu appréhendes ce contexte rugueux. Mais vous ne pouviez pas vous fier à la discrétion de deux démons, capables de réveiller tout le quartier pour faire diversion.


Heureusement, le transfert paraît se dérouler sans accrocs. Et alors que tu t’avances dans la grange, tu perçois la lumière vacillante des torches qui ont fraîchement été allumées. Ils sont là. Tu es là. L’équipe est au complet. Mais ici, impossible de te cacher. Tes pas t’ont d’ailleurs déjà trahie et tu sens l’aura des deux démons s’agiter. A nouveau, la tienne répond, et bondit en leur direction, mettant quelques secondes à revenir sagement s’enrouler auprès de toi. Traversant l’allée de box vides, tu rejoins les tiens, debout face aux deux êtres ligotés dos à dos. A même le sol, leurs mains sont liées par une corde épaisse autour de l’une des poutres porteuse. Tu es frappée par la haine qui maquille les yeux des deux prisonniers. Lorsque Dragon pose son regard curieux et dédaigneux sur toi, tu es transcendée par sa profondeur. L’équivalent de millénaires de peur et de souffrance danse dans ses yeux tandis que chez la rouquine, tout transpire d’agressivité. Par rapport aux tiens, tu restes en retrait, sans pour autant réussir à décrocher du magnétisme des deux ficelés.

Tu soupçonnes Jared de t’avoir attendu, car à peine t’es tu immobilisée, qu’il se met à parler. Dans le silence de la nuit, sa voix résonne et s’échappe à travers les lattes de la grange.

◊ Bien. Ne trouvez vous pas ce lieu plus confortable ?

Quelque chose te déplaît dans la manière qu’à l’ange de s’exprimer. Ses intonations sont parsemées de silence, là où d’habitude il n’y va jamais par quatre chemins. La désagréable intuition qu’il essaye de gagner du temps croît en toi. Quittant les démons des yeux, tu les poses sur le visage tracé de ton ami. Ses joues sont rougies, pleines de vie, et son attention oscille entre les deux individus, sans se poser. D’un pas ferme, il balaye tes doutes en s’approchant vers eux et tu attends la suite des événements. Pourquoi êtes-vous là ? Pourquoi sont-ils recherchés ?

◊ Votre hargne est salutable et je n’en attendais pas moins de deux démons. Vous ne nous avez pas rendu la tâche facile. Bravo à vous pour cette capacité à vous camoufler.

Un fin sourire étire ses lèvres. Le regard légèrement fuyant, moins persévérant, il poursuit son tour.

◊ J’ignore encore beaucoup de choses à votre sujet et j’imagine que vous ne savez guère pourquoi nous sommes là. Après tout, pourquoi se donner autant de mal pour mettre la main sur deux gamins ?

Il étouffe un rire qui te mets dans l’inconfort le plus total. Où veux-t-il en venir ? Bien malgré toi, bien que tu ne fasses rien pour le maîtriser, tes sourcils se froncent d’incompréhension. Tu jettes alors un regard à Sybelle et Caliel qui ont eux aussi le visage fermé. Leurs yeux sont vides d’émotions, et leur aura ramassées, répugnées. Sont-ils donc aussi dégoûtés que cela de se retrouver face à de telles aura ? Tu ne comprends pas. Reportant tes yeux sur les deux démons, tu es catégorique. Ces deux là ne sont pas recherchés pour quelques tags blasphématoires. Ta naïveté est belle à voir, mais le scénario est en totale contradiction avec la lourdeur de cette présentation. Pendue aux lèvres de Jared, tu es formelle. Tu veux savoir ce qu’il en est. Pourquoi ces deux là sont-ils ligotés?

◊ Soyons clairs. Je ne connais pas votre passé. Il en est sûrement mieux ainsi.

Il retrouve de son aplomb en prononçant ses mots et redresse le menton. Ses mains se croisent dans son dos, et il s’arrête face à Hannathème. S’attardant sur ses traits, il s’agenouille face à elle, et d’une main conciliante, il prit son menton pour qu’elle darde sur lui ses yeux venimeux. D’un air presque attristé, il y plongea son regard doucereux en attestant.

◊ Vous n’êtes encore que des enfants. Qu’avez-vous donc fait pour être ainsi chassés ?

Il se relève à regret et passe de l’autre côté. Debout face à Dragon, il ne se permet cette fois pas de le toucher. Mais une fois encore, ses yeux tiquèrent sur la jeunesse de son portrait. La lumière des torches se projetait hésitante, soulignant son air fatigué, mais déterminé.

◊ Sachez qu’on ne m’a guère laissé le choix.

Il appuie son discours d’un long regard peiné en la direction de l’adolescent ayant à peine finit de pousser. Révulsé par avance, son aura vibre, se déployant, hésitante. Lorsque la mission lui avait été présentée, jamais l’âge des cibles n’avait été évoqué. Etait-il possible de condamner des êtres dont la croissance était à peine terminée ? Qui avaient encore tout à apprendre, à découvrir pour évoluer et changer. Rien n’attestait que leurs actes d’hier seraient ceux de demain. Face à leur jeunesse, l’ange se sentait déstabilisé. Leur maigreur et leur impulsivité n’arrangeait rien. Frêles petites bêtes en proie au froid et à la faim.

Mais le devoir était ce qu’il était. Seule la mort les attendait.

Une aura s’anime à tes côtés sans la moindre émotion manifeste. Sybelle pivote abruptement avec dans son pas, des relents de mécanisation. Du coin de l’oeil, tu l’observes, trop polie pour bouger. Au fond de toi, tu t’interroges. Es-tu réellement, en ce moment, détentrice de convenances ? La réponse jaillit d’elle-même.

Non.

Tu es alarmée, pétrifiée par le manque d’empathie que déploient les tiens. Dans ces attitudes hostiles, tu ne reconnais plus personne.


Où êtes vous ?! Qui sont ces animaux protocolaires, parfaitement calibrés pour la mission qui leur a été confiée ?!  Tu es stoïque quant à ton enveloppe charnelle, mais ton âme, elle, s’est déjà recluse dans une chape de lumière, loin, très loin dans ton intellect. Dans ce jardin secret que nul n’a jamais arpenté, tu soulèves des salves d’étincelles. Tu n’es plus qu’électricité, piquant chaque neurone que tu viens à croiser. Tous s’animent sous tes à-coups, et tu regrettes de ne pas avoir de potentiel épileptoïde. Tu aurais pu, de cette décharge encéphalique, leur offrir une crise spectaculaire, à l’instar de l’impérialité romaine. Mais non. Tu es pétrifiée. Tes yeux se perdent un instant sur ce visage poupin, et sur les efforts considérables que l’enfant déploie pour lutter. Là, assis sur la dalle froide, il n’est pas en reste. Son ardeur est admirable, les hypothèses que tu formules quant à son sort, sont effroyables.

Très vite, tu ravives des souvenirs de pages qui se succèdent en un rythme effréné. Croisades, inquisitions, tes mains se mettent à goûter. Tu déglutis avec pénibilité, et ton regard se porte sur tes doigts qui se teintent de vermeille au gré des secondes écoulées. Ton cœur rate un battement, et tu perçois dans le fond un raclement. Une lame que l’on traine à même le sol, dans un désagréable grésillement. Tout le long de ta colonne serpente une escouade de frissons. Dans ton champ périphérique réapparaît Sybelle, une main refermée contre le manche rugueux d’une hache à la lame effilée.

La polypnée se rapproche de toi, mais surtout, tu interceptes entre les deux anges, un accord tacite. Le relais se fait dans le mutisme le plus complet. Dans l’indifférence la plus totale, Caliel leur fait parvenir un socle rocailleux, à la droite du Dragon. Sa comparse en profite pour empoigner les temporaux du garçon, l’incitant à ployer jusqu’à apposer son pavillon sur la surface glacée. En retrait, Jared a les yeux fermés, et son aura pulse, s’enroulant autour de l’arme qu’il a en mains. Une décharge impressionnante frappe le matériau, s’y imprégnant puissamment.

Lorsqu’il relève les paupières, Jared n’est plus. Paré de son manteau de Bourreau, il est prêt à s’exécuter. Avec lenteur, il se met en place, et soulève sa faux. Il a repéré la zone de fragilité et prononce.

◊ Nune aut nunquam »

.....

◘ Non....

Tes murmures ne parviennent qu’à toi, mais tu persistes. Pourquoi es-tu la seule révoltée par ce qui est en train de se passer.

◘ Non.

Tes dents se serrent, et tu ignores l’odeur de poison nauséabond qui suinte de ces étrangers. Leur relent ne t’atteint pas. Leur jeunesse elle t’a frappé de plein fouet. Tu es intensément choquée par l’immoralité de ce qui est en train de se passer. L’énergie de ton âme recroquevillée, concentrée dans le seul et unique réseau qu’est ton coeur arrive à saturation. Et le tout explose, tout comme ta voix que tu fait résonner.

◘ NON !

Ton aura papillonne, fusant vers le centre de la scène.

◘ Au nom de votre Régente, je vous ordonne de cesser toute exaction.

Ta voix est ferme et ne tolère aucune opposition.

Ta prise de position en étonne plus d’un, stoppant Jared dans son mouvement. Sur ses traits se manifeste la surprise, puis l’incompréhension, et enfin... l’hésitation. Enfin, des émotions. Tu soutiens son regard d’un air de défi avant qu’un hurlement lancinant ne transperce ton pharynx.

Cette mission t’en aura fait perdre la tête.